Un entretien avec Rozenn Brécard

Quel est le point de départ du livre ?
Depuis de nombreuses années, je pratique le dessin de manière compulsive. Chaque moment vacant est une occasion de regarder ce qui m’entoure et de le retranscrire sur le papier. J’aime dessiner ce qui bouge. Les rues bondées, les cafés, les voyageurs dans une gare, dans le métro ou l’autobus. Je me pose sur un banc public et je regarde tout ce qu’il se passe. Même les choses insignifiantes. Je commence à dessiner la silhouette d’un cycliste et quand je lève la tête il a déjà disparu. Petit-à-petit ma page se remplit de fragments de personnages à qui il manque un pied ou une tête. Parfois je fabrique un personnage avec deux passants. Et c’est ça, je crois, qui donne le mouvement au dessin. Et même lorsque je ne dessine pas, mes yeux ne peuvent pas s’empêcher de suivre la courbe d’un visage, ou la forme d’une oreille.

Lorsque je me suis installée ici, dans ce petit port du Finistère, passés les mois d’été, j’avais l’impression que plus rien ne bougeait. Il n’y avait plus personne dans les rues. Je ne savais pas quoi dessiner. La seule chose qui me restait à faire était de dessiner le paysage. Franchement ça ne m’enchantait pas beaucoup. C’était trop beau pour être dessiné. Il y avait souvent du vent et de la pluie et je ne me voyais pas dehors assise sur un tabouret en train de dessiner la mer. J’ai beaucoup marché et pris des photos et, contre toute attente, j’ai commencé à prendre plaisir à dessiner la mer, les rochers, l’herbe, les arbres, avec de la gouache et des crayons de couleur, depuis mon bureau à partir des photos prises lors de mes marches.

Jusqu’à maintenant mon travail d’illustration s’est limité à répondre à des commandes. Ce projet est mon premier travail en temps qu’illustratrice et autrice. Lorsque j’ai vu pour la première fois ma série de paysages maritimes posée au sol, je me suis dit que cette fois-ci, il faudrait que mes dessins servent un récit.

La relation que les enfants entretiennent avec leur environnement est centrale dans le livre.

Mes enfants ont commencé leur vie à Bruxelles. Chaque jour ils se rendaient à l’école à pied. Ils étaient très attentifs à ce qui les entourait. Aucun détail ne leur échappait, ils trouvaient beaucoup de petits objets par terre, posaient sans cesse des questions et connaissaient leur quartier sur le bout des doigts. Cette marche quotidienne les rendait curieux et actifs. Répondre à toutes leurs interrogations tout en essayant d’être à l’heure était parfois épuisant mais ils arrivaient à l’école vifs et l’esprit en éveil.

En 2018 nous avons eu la chance d’emménager dans un petit port du Finistère. L’école se trouve à 8 kilomètres de chez nous et durant les premiers mois nous nous y rendions en voiture. Durant ces trajets, ils n’avaient plus vraiment la possibilité de sentir le paysage, de l’observer. Celui-ci défilait derrière la vitre de l’auto et mes enfants, plongés dans leurs pensées ou dans un livre, y étaient complètement indifférents. La voiture les rendait passifs.

On voyait le soleil se lever, (l’horizon n’était plus bouché par la ville) c’était magnifique, cela me faisait monter les larmes aux yeux. Je leur disais : « regardez comme c’est beau!! regardez, à droite, un chevreuil, oh! comme la mer est bleue ce matin !! » Ils me répondaient par un oui poli, mais sans plus. Cela me mettait dans un grand désarroi.

Suite à ces réflexions, j’ai proposé aux enseignants de l’école de travailler avec les enfants sur ce trajet maison-école. Chacun a pris des notes écrites et dessinées durant son voyage quotidien sur ce qu’il voyait. Ils ont aussi repéré leur trajet sur une carte géographique puis nous avons fabriqué un livre. Une route traversait chaque page du livre et chacun y avait dessiné ce qu’il avait observé entre la maison et l’école. Ce travail a probablement eu un effet ponctuel sur l’attention des enfants de l’école à leur environnement, je ne sais pas très bien en fait.

A présent nous emmenons les nôtres dans un grand vélo cargo familial. Certes ils ne marchent pas pour aller à l’école, mais ils sont dehors et nous brûlons moins d’essence. C’est déjà mieux. Petit-à-petit avec les nombreuses balades que nous faisons, ils se familiarisent (et nous aussi) avec les plantes, les animaux du coin et redeviennent curieux et attentifs à ce qui les entoure. De plus en plus, je me dis que pour apprendre à prendre soin de notre environnement, on doit le connaître finement. Il n’y a pas juste des oiseaux. Il y a des rouge-gorges, des chardonnerets élégants, des bergeronnettes, des fauvettes à tête noire, des geais des champs, des grives musiciennes, des merles, des pinçons des jardins, des hirondelles rustiques, des martinets noirs, des mésanges bleues, des mésanges charbonnières…

Le livre parle de liberté, d’autonomie, dans une société de plus en plus concernée par le bien-être des enfants.
C’est une autre chose qui m’a fait réfléchir, ma difficulté, en tant que parent - et je crois que je ne suis pas la seule - à laisser mes enfants s’aventurer seuls dans le paysage, à prendre le risque de leur faire confiance. Mon père m’a raconté à plusieurs reprises comment lui et sa soeur étaient livrés à eux-mêmes pendant des journées entières dans les rues de Paris sans que les adultes ne s’inquiètent vraiment de ce qu’il pouvait leur arriver. Je crois qu’il garde plutôt un bon souvenir de ces errances. Pourquoi mes parents ne m’ont-il pas laissé la même liberté ? Et pourquoi ne suis-je pas capable de la laisser à mes enfants ? Est-ce que le monde est devenu plus dangereux pour les enfants ? Quelles conséquences à cette vie « sécurisée » sur notre manière d’appréhender le monde ?


Le détour
Rozenn Brécard

Un frère et une sœur manquent leur car un matin. Au diable l’école : c’est une matinée volée à la routine qui commence.