Entretien avec Jérôme Dubois
et Laurie Agusti
Comment est née l’idée de la narration à choix multiples ?
Laurie : Enfant, j’avais les livres de narration à choix multiples Panique au Cirque et La peur du Louvre de Claude Delafosse et Yvan Pommaux que j’adorais. Je me suis souvent dit que j’aimerais bien en faire un à mon tour mais je trouvais difficile la projection dans une écriture en arborescence.
Jérôme : De mon côté, je connaissais plutôt une série de livres illustrés qui était toujours sur le même modèle : Le Château aux 100 Pièges, La Cité aux 100 Mystères... J'aimais beaucoup ces livres mais à l'inverse de ceux de Laurie la narration était souvent assez décousue, c'était plutôt un enchainement de grandes doubles pages illustrées. On a donc choisi de faire un livre un peu entre les deux, avec une histoire mais aussi des pleines pages pour laisser de la place aux images.
Pourquoi la quête de couleurs disparues ?
Laurie : L’idée est venue très vite quand on a décidé de travailler ensemble sur une narration multiple, peut-être à cause du Magicien des couleurs d’Arnold Lobel ou du Magicien d’Oz ? En général, j’aime les contrastes forts dans les livres (et ailleurs) : entre des pages très vides et des pages très pleines. La progression d’une histoire de la ligne noire jusqu’à des images très chargées permettait de jouer avec ça. Et puis, la couleur est une grande source de plaisir dans ma vie, ne plus les voir une bonne raison de sortir de son lit.
Jérôme : Et puis, j'avais un peu envie de trouver un système narratif en plus des choix multiples. J'aimais bien l'idée que l'avancée dans l'histoire se ressente visuellement.
Quelles difficultés avez-vous rencontré dans la construction de l’architecture du livre ?
Laurie : Pour la partie illustration, je dirais que l’architecture du livre a induit des changements de lieux très fréquents et qu’il était parfois compliqué de donner une existence propre par le dessin à chacun, en quelques pages.
Jérôme : C'était la première fois que je faisais une narration à choix multiples, et même si elle est assez simple, ça demande une certaine rigueur. Il a fallu numéroter les pages et équilibrer les différentes pistes avant d'en avoir totalement défini le contenu, j'ai dû faire beaucoup de schémas et d'essais avant de commencer à écrire réellement, c'est tout l'inverse de ma façon de travailler habituelle, où je n'ai aucune méthode.
Laurie, peux-tu nous parler de ta technique ?
Au départ de chacun de mes livres, en parallèle du texte et du storyboard, je réfléchis à la gamme de couleurs que j’aimerais utiliser. Cela m’aide à déterminer l’ambiance générale du livre et à commencer les images. Pour Un matin, qui raconte un monde aux couleurs disparues, je voulais des couleurs pastel assez légères qui rappelleraient les reflets de la nacre, avec de temps en temps un rouge orangé et un bleu plus intense pour éviter l’atonie.
En terme d’outils, j’utilise toujours de la gouache pour la beauté des couleurs et un rotring pour le trait. Les points compliqués ont été la représentation des souvenirs au pochoir qui devaient être à la fois transparents tout en restant lisibles et les dégradés de coucher de soleil. Ce sont aussi deux endroits où je laisse entrer la « matière » peinture dans les images, ce que je ne fais pas facilement :)
Recherches à la gouache
Recherches au crachin coloré
Vous êtes tous les deux auteur et illustrateur dans vos livres précédents. Comment le travail s’est-il réparti entre vous ?
Laurie : Les rôles se sont définis assez rapidement, Jérôme avait envie d’écrire et moi d’illustrer. Après quelques hésitations, il nous a semblé plus clair et serein de rester dans des postes très définis.
J’ai essayé de prendre le texte de Jérôme comme une entité absolue, comme j’aurais pu le faire avec un texte classique, et non comme dans mes livres où je le considère d’avantage comme un élément mouvant avec les illustrations. Une fois que le cadre était fixé, il était beaucoup plus simple pour moi d’imaginer le découpage et les illustrations, et là j’avais une grande liberté.
Jérôme : Même si je n'ai pas dessiné le moindre croquis pour ce livre, j'ai quand même dû adapter ma façon d'écrire pour ne pas empiéter sur l'aspect visuel du livre. Sans y faire attention, j'ai réalisé que je décrivais des scènes ou des décors de la façon dont je les illustrerais, et ça ne collait pas avec le travail de Laurie. Inconsciemment je la guidais par le texte à faire les images que j'avais en tête. Rapidement j'ai donc fait en sorte de ne mettre que des descriptions très sommaires pour qu'elle puisse s'approprier l’esthétique du livre. On a bien sûr échangé au cours de l'avancée du livre, tant sur les texte que les images, mais la règle tacite a toujours été qu'en cas de désaccord on avait le dernier mot sur la partie nous concernant. C'était au final assez reposant.
C’est un livre qui parle de mémoire. Jérôme, c’est un thème qui revient dans plusieurs de tes bandes dessinées.
Je suppose que oui ! Mais c'est en écrivant ce livre que l'ai réalisé, ou plutôt que Laurie me l'a fait réaliser. Elle a remarqué que c'est un thème récurrent dans mes histoire, il y intervient souvent d'une façon ou d'une autre. Je ne sais pas exactement ce qui explique cela, mais je pense que puisque le souvenir est une des conceptions humaines du passé, cela permet d'aborder une facette de notre perception du temps. Je crois que le temps est le sujet central de tout ce que j'écris, plus j'y pense et plus je me persuade que le monde est uniquement constitué de rythmes et donc de cycles. Un Matin ne parle presque que de ça, finalement.
Un matin
Jérôme Dubois
& Laurie Agusti
À travers un récit à choix multiples, Jérôme Dubois et Laurie Agusti ont imaginé un voyage dans la mémoire d’un enfant, faite de souvenirs de jeux, de peur et de plaisir.