Entretien avec Pierre Alexis
Comment est né Ombrella ?
Une chauve-souris se trouve à bord du Règlobus. Curieux des perspectives animales, j’ai voulu explorer les singularités de son point de vue. Les chiroptères sont des animaux fascinants et pourtant souvent mal-aimés. Leur vue génère de la peur et du dégout. On leur associe une symbolique négative. Je suis donc parti de l’idée qu’Ombrella préfèrerait ne pas avoir de reflet (comme les vampires), au lieu de ce reflet ou plus exactement de cette ombre monstrueuse, engendrée par le regard d’autrui. Ceci explique en partie, l’importance prise par les miroirs dans l’album.
Pouvez-vous nous parler de votre technique et de la composition de vos images ?
Les chauve-souris se suspendent et volent dans des sens opposés. J’ai donc imaginé qu’elles voyaient le monde dans les deux sens. Se nourrissant de moustiques, elles vivent à proximité de l’eau. Avec une peinture très fluide, j’ai réalisé des images en miroir, se jouant « d’à l’envers-à l’endroit ». Les chauves-souris pratiquent l’écholocation. Cette répétition était donc une manière pour moi de donner une forme visible à l’écho. La partie haute en changeant de sens (direction) change de sens (signification). Mon incapacité à reproduire à l’identique mon dessin a rendu la symétrie imparfaite, comme si la surface mouvante des eaux donnait au miroir une instabilité déformante. Double jeu ou trouble jeu : cette transparence pleine d’opacité oscille entre la rationalité et l'imaginaire. Je tends un miroir aux lecteurices qui dans cette réflexion peuvent envisager tout et son contraire : chacun, chacune sa vision des chauves-souris...
L'univers d'Ombrella est très différent de l'ambiance loufoque, décalée de Règlobus. Le texte est plus poétique, sensible, un peu mélancolique peut-être. Comment avez-vous pensé ce texte ?
J’essaie de donner voix à un personnage qui s’enveloppe de ses grandes mains, dans la pénombre, pour se soustraire de la vue d’autrui. C’est un être infime, habité par la nuit. Cette figure est assez éloignée de la grenouille du Règlobus. Au début de l’histoire, pour différentes raisons, Ombrella hésite à jouer les mères canes. Elle finit par prendre sous son aile le caneton qui la suit partout. Ceci n’est pas sans conséquence. Adopter un langage poétique est une façon pour moi de parler avec pudeur de sentiments forts et parfois mêlés de noirs-colorés. Par cette langue « étrange », je tente aussi de faire sentir les mécompréhensions entre les deux protagonistes.
Comment comprendre la dernière double page dans laquelle le reflet de la chauve-souris se change en canard ?
Comme pour les autres images, mais un peu différemment, avec ce mystérieux départ, de multiples interprétations se déploient. Pour qui survient ce changement de vision ? Pour le canard plein de candeur, qui a su aimer la chauve-souris par-delà les préjugés ? Pour Ombrella qui se donne le beau rôle ou se voit offrir l’occasion de sortir d’elle-même, en se donnant à corps perdu pour le caneton ? Pour ceux qui les entourent ou lisent l’album ? Que révèle cette mue : une vérité cachée au-delà des apparences, un mirage et un mensonge, un rêve et un espoir ? Il n’y a pas d’ombre sans lumière. Les identités flottent dans le ciel comme dans l’eau.
Ombrella
Pierre Alexis
Ombrella se réveille à peine d’un long sommeil hivernal lorsqu’une bourrasque l’emporte dans un lieu inconnu. Ses yeux de chauve-souris reconnaissent difficilement les choses, mais ils ressentent la lumière : un trésor luit au fond de l’eau. Est-ce un œuf abandonné ? Quoi qu’il soit, Ombrella le couvera.