Entretien avec
Guillaume Chauchat
et Manuel Zenner

En fin de livre, le lecteur découvre cette dédicace : « Cette histoire a été écrite pour Georges d’après les indications de son père Charles ». Guillaume, peux-tu nous en dire plus sur l’origine du projet ?

Guillaume : Eh bien c'est tout simple. Charles c'est mon beau-frère, le mari de ma sœur Victoire. Ils ont trois enfants Marceau, Georges, et Agathe. Quand Marceau a environ trois ans, il ne veut pas lâcher son doudou et ses parents essaient de trouver des stratégies de sevrage. Son père repère sur Internet une plate-forme qui propose d'intégrer le doudou à une histoire préconçue afin de transformer le doudou en héros de livre. Un livre, qui se substituerait à la peluche. Je trouve ça assez moche graphiquement et assez pauvre en terme d’écriture, mais l'idée de faire passer le doudou de quelque chose de physique à quelque chose d’ imaginaire m'amuse bien. Je lui propose donc de prendre en charge le projet. Dans l'idée du livre sur mesure je demande à Charles de me faire une liste des mots préférés de son fils. S'en suit un jeu oulipien dans lequel je doit placer tous les mots dans une histoire dont le doudou serait le héros. C'est ainsi qu'est né LA NUIT DE MARCEL un petit album de 36 pages qui venait signer notre première collaboration.

Images de La Nuit de Marcel

Alors que Georges approche à son tour de son troisième anniversaire, Charles me propose de recommencer. Cette fois-ci je prends un peu plus de liberté, Georges devint le héros de l'histoire, et je le mettais en scène dans une livre que je réussis à me réapproprier complètement. Cela donne une première version de La flaque d'eau bleue.

Le temps passe, et je le montre à Béatrice Vincent aux côtés de deux autres projets. Elle décide d'éditer La flaque d'eau bleue à la Partie. Travaillant depuis quelques projets avec un ami graphiste, Manuel Zenner, je lui propose de repenser le livre ensemble. C'est ce que nous avons fait, et j'ai hâte de pouvoir lire cette nouvelle version à mon neveu Georges qui, entre-temps, a pris quelques années.

Première matérialisation artisanale de La Flaque d’eau bleue

Le rêve est aussi le thème d’autres albums que tu as publié. Pourquoi es-tu particulièrement intéressé par cette frontière entre songe et réalité ?

C'est vrai. Mais ce que j'ai remarqué, j'en discutais d'ailleurs avec un ami à l'heure du déjeuner, c'est que le rêve dans mes livres a toujours la même fonction. Celle de gérer, de digérer, d’affronter ou d'évoquer une angoisse. Le rêve, comme n'importe quel refuge imaginaire ou créatif, permet de jouer, d'interroger, de matérialiser un réel sur lequel nous n'avons pas de contrôle. C'est un temps donné, où l'on peut se retrouver seul avec une idée. C'est une discussion avec soi-même dans laquelle les contraintes du réel peuvent se déformer voir disparaître. C'est un moment à soi et à personne d'autre. Il me semble qu'enfant c'est quelque chose que j'ai particulièrement chéri.

Les images de La Flaque d’eau bleue réalisées au pinceau et à lencre de chine

Dans ce livre, l’histoire se déroule en seulement deux couleurs, le noir et le bleu, et il y a un travail typographique particulier sur le texte. Manuel, pourquoi ces choix de couleurs, de typographie, de compositions ?

Manuel : Avec Guillaume, nous en sommes à notre cinquième ou sixième livre ensemble. Ma rencontre avec son dessin et son écriture se fait toujours au moment de la mise en livre: un espace-temps dans lequel on envisage l’objet éditorial et ses spécificités.

Pour La flaque d’eau bleue, Guillaume me raconte la genèse de l’histoire de Georges et de son doudou : la séquence est déjà là, les mots du narrateur également. Il s’agit alors pour moi d’intégrer le texte dans l’histoire en pensant l’objet, de la typographie à sa surface imprimée. Nous avons à cœur, à chaque collaboration, de mettre en place un terrain de jeu et d’explorer avec espièglerie ces rapports textes images.

Les compositions de Guillaume me donnent envie de mettre en scène dans la page les deux espaces d’écriture dans l’histoire : la réalité — la narration et le rêve — l’imaginaire. Je propose alors d’exploiter l’endroit où deux pages se rencontrent, la reliure, d’où l’imaginaire peut surgir ou dans laquelle la réalité peut plonger. La courbure des pages reliées raconte aussi ce moment d’endormissement, entre éveil et rêve, dans lequel on se glisse chaque soir. Naturellement, les sections narratives plus proches de la réalité viennent se ferrer aux extrémités des pages et celles qui expriment la transition entre la réalité et l’imaginaire sont justifiées au centre de la page. Ce système crée alors une séquence de lecture joueuse qui invite à la navigation dans la page, mais aussi à expérimenter différentes tonalités de lecture à haute voix.

Afin d’appuyer cette séquence narrative et ces changements d’espaces, je choisis une typographie variable qui permet à la fois de subtils et de drastiques changements de formes. Le Fraunces possède un dessin qui oscille entre classique « Old Style » et des formes plus ludiques. Les changements de graisses et de dessins de lettres permettent alors d’accompagner le lecteur dans les différentes séquences de l’histoire.

Dès le début du projet, Guillaume me propose de travailler avec deux couleurs: un cyan et un noir. Tout comme dans ses dessins, je décide d’exploiter le blanc du papier comme une couleur. Cette simple palette de trois teintes permet en fait de travailler sur les luminosités, les réserves. Les différentes graisses du texte, par le biais du « gris typographique » donnent alors l’impression de teintes plus ou moins appuyées.

Au final, chaque double-page est traitée comme un tableau à part entière, presque comme une affiche. La taille du livre invite d’ailleurs à promener son regard de la réalité au rêve, du jour à la nuit.


La flaque d’eau bleue
Guillaume Chauchat
& Manuel Zenner

Dans cet album, un enfant va défier sa peur de la nuit, peut-être aussi de l’eau, et affronter l’irrationnel pour retrouver son doudou disparu.